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Rencontre avec Jean-Loup Hautefaye, lauréat du Prix d'histoire militaire 2020 #focus

© Jean-Loup Hautefaye

Le 27 mai 2021 - Prix d'histoire militaire 2020

À l’occasion du lancement de l’édition 2021 du Prix d’histoire militaire, le ministère des Armées a rencontré Jean-Loup Hautefaye, lauréat de l’édition 2020, pour son mémoire de master 2 intitulé «  Aux origines de la Force noire : stéréotypes, races guerrières et masculinité dans la conquête du Soudan français (1879-1899) » soutenu à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence sous la direction de monsieur Benoît Pouget.

 

1 - Pouvez-vous nous présenter votre parcours académique et universitaire, ainsi que les raisons qui vous ont incité à faire de l’histoire coloniale abordée par ses aspects militaires votre thème de recherche ? 

 J’ai rejoint l’institut d’études politiques d’Aix-en-Provence après deux années d’études en classe préparatoire littéraire à Toulouse. C’est dans cette institution que j’ai suivi le master d’« histoire militaire comparée, géostratégie défense et sécurité » pour lequel j’avais choisi cet IEP, et où j’ai eu la chance d’être encadré par d’excellents historiens, chercheurs et professeurs. En parallèle de ce cursus, j’ai terminé ma licence d’histoire et suivi un diplôme universitaire d’études africaines proposé par l’Institut des Mondes Africains (IMAF).

Au cours de ma formation, il m’est progressivement apparu que l’histoire de la conquête coloniale du Soudan français n’avait pas bénéficié de la même attention que d’autres : elle reste un relatif impensé de l’historiographie française, et l’historiographie essentiellement anglo-saxonne sur le sujet se fait vieillissante. Pourtant, s’intéresser à la conquête peut constituer, notamment dans ce cas particulier, une porte d’entrée privilégiée pour éclairer l’ordre colonial en formation et ses mythologies. Je crois par ailleurs la voix de l’(apprenti-)historien d’autant plus importante sur des sujets où de nombreuses mémoires concurrentes peuvent s’exprimer. C’est pourquoi j’ai essayé de l’entreprendre, en mobilisant une littérature d’ordre intimiste telle que les cahiers d’officiers ayant servi sur place, et en profitant de la proximité des Archives nationales d’outre-mer (ANOM) et de la richesse des fonds du Centre d’Histoire et d’Études des Troupes d’Outre-Mer (CHETOM). 

 

2 - Votre recherche revêt une approche originale car elle associe plusieurs volets de l’histoire qu’elle soit militaire, sociale, culturelle ou liée aux représentations. Pourquoi avoir abordé le thème de la Force noire à travers ces différents angles ? 

La mythologie de la Force noire, « théorisée » et mise par écrit par Charles Mangin dans son ouvrage éponyme, est souvent envisagée en lien avec la mobilisation massive de soldats africains dans les tranchées européennes de 1914-1918. L’historiographie a aujourd’hui bien montré le rôle déterminant de cet appel à l’Afrique dans la diffusion des représentations entourant le tirailleur en aval, dans la société métropolitaine de l’entre-deux-guerres. En revanche, ils sont bien moins nombreux à avoir tenté de déporter le regard en amont. 

Précisément, le croisement de ces grilles d’analyse m’est personnellement apparu comme un moyen de mettre en exergue la profondeur temporelle et la genèse de cette mythologie, construite sur un temps plus long et en gestation à la fin du XIXème siècle. En l’occurrence, les représentations qui entourent les tirailleurs sénégalais – notamment dans leur composante bambara – prennent selon moi racine dans l’expérience de la conquête coloniale soudanaise elle-même, à laquelle participe d’ailleurs Charles Mangin. Plus qu’un itinéraire singulier, ce parcours est à l’image de celui de nombreux officiers des troupes de marine « soudanais », qui font que la Force Noire gagnerait à être pensée au titre des effets de retour des expériences et des sociétés coloniales sur les sociétés métropolitaines. Cette altération substantielle des représentations du « Noir » dans le regard du militaire français du long XIXème siècle ne peut être comprise sans s’intéresser à la façon dont la réalité pratique de la conquête conduit à une altération du discours sur celle-ci et ses acteurs, les officiers concernés se faisant ensuite vecteur de transmission vers les sociétés métropolitaines. 

On trouve ici un phénomène historique que seul le croisement des perspectives militaire, sociale, culturelle et liées aux représentations permet d’approcher dans toute sa complexité.

 

3 - Votre travail met en évidence que la conquête du Soudan doit être aussi considérée comme le lieu de création d’un terrain d’entente entre militaires et populations locales, au-delà des rapports de domination et des "stéréotypes raciaux". Pouvez-vous nous en dire plus ?

Je crois qu’un point essentiel pour bien comprendre la perspective adoptée dans ce travail est le fait que les « stéréotypes raciaux » ne constituent in fine qu’un moyen de gestion du rapport à l’autre parmi d’autres, bien évidemment prépondérant sur la période mais au discours également malléable et adaptable pour répondre à des réalités pragmatiques. Tout un pan de l’historiographie a montré la façon dont le regard des médecins coloniaux se particularise sur la période, notamment autour de la question raciale.

Il faut bien avoir à l’esprit que la conquête du Soudan français est avant tout la conquête d’une « immensité du vide », qui est le fait d’une poignée d’officiers coloniaux y trouvant un intérêt bien compris et immergés dans une altérité leur paraissant absolue et incompréhensible. Les colonnes faisant la conquête de l’Afrique qu’ils commandent sont composées en écrasante majorité d’Africains, tandis que les Européens sont décimés ou affaiblis par les maladies tropicales. Au cours des années 1880, presque tous ont conscience du rôle primordial du concours des populations locales dans la réussite du projet de conquête, et de la fragilité de leur position réelle. Les certitudes parisiennes de l’époque, aussi profondément ancrées puissent-elles être, ne peuvent tenir face à la réalité pratique de la conquête, qui force ces hommes à de multiples formes d’accommodements, conscients ou plus inconscients. D’un côté du spectre, il s’agit non seulement de jouer sur les rivalités précoloniales pour favoriser la position du conquérant, mais également de rendre le corps des tirailleurs attrayant pour les locaux. C’est ainsi que naissent progressivement le phénomène inédit de l’engagement volontaire, l’autorisation du pillage et du butin, ou la fameuse chéchia rouge dont la couleur évoque le pouvoir prestigieux des boubous dans le regard des locaux. De même, bien loin de la tabula rasa, les officiers coloniaux doivent composer avec les hiérarchies sociales précoloniales qui tendent d’ailleurs à se transposer dans les corps de soldats noirs : anciens esclaves parmi les tirailleurs, enfants de bonnes familles au sein des spahis. De l’autre côté du spectre, on assiste également à des phénomènes d’hybridations culturelles plus inconscients, amenant certains officiers à s’identifier à ce qu’ils imaginent du chef africain, à l’image du capitaine Voulet en 1898. Jusqu’à un certain point, l’officier européen n’est plus tout à fait « Blanc », et le tirailleur sénégalais extirpé de son africanité s’éloigne des représentations initiales du « Noir ».

A mon sens, seule la notion de Middle Ground théorisée par Richard White dans son étude pionnière permet d’envisager la complexité de cette histoire enchevêtrée. Le discours sur la Force noire en apparaît alors comme un résultat, et comme un élément discursif majeur pour expliquer – et en un sens justifier – le rôle déterminant des Africains dans la conquête du continent. 

 

4 - L’attribution du Prix d’histoire militaire dans la catégorie master 2 peut être perçu comme un encouragement pour s’impliquer encore plus activement dans la recherche. Est-ce votre cas? 

Absolument. Le milieu de la recherche est parfois difficile bien que passionnant, au sens où la gratification pour un travail réalisé peut arriver bien longtemps après sa réalisation. Une telle distinction institutionnelle est à la fois un honneur et une grande source de motivation, et ne peut que convaincre de persévérer dans cette voie. A l’heure actuelle, je suis enseignant dans le secondaire. Mais à terme, la rédaction d’une thèse reste un de mes objectifs principaux. 

 

Pour connaitre les modalités de candidature du Prix d’histoire militaire 2021, cliquez ici 

 

Publié le 27 mai 2021